Le gouvernement Trudeau s’occupe de plusieurs éléments clés de sa stratégie de réforme du droit criminel, mais la décriminalisation du travail du sexe attend depuis trop longtemps.
Publié dans Huffington Post
Être élu pour diriger notre pays, ça ne se limite pas à des victoires faciles et à des enjeux qui se prêtent facilement à « plaire aux gens ». Le gouvernement Trudeau a une obligation morale de répondre aux intérêts de santé et de sécurité de tous les citoyen-nes du pays. Le poids de la majorité libérale se doit d’appuyer la santé et la sécurité de toutes et tous, au Canada, y compris les travailleuse(-eur)s du sexe.
En 2017, les travailleuse(-eur)s du sexe au Canada continuent de vivre et de travailler dans des conditions dangereuses, de subir de la violence de la part de prédateurs et d’autorités, d’être la cible d’initiatives-choc en matière d’immigration, de déportation, de surveillance ainsi que d’arrestations, en plus de violations de leurs droits humains. L’échec à répondre jusqu’ici à ces enjeux semble indiquer que ce problème de droits humains est intentionnellement laissé en marge de l’ordre du jour législatif, ce qui est matière à inquiétudes graves.
Une réforme significative du droit sur le travail du sexe, au Canada, se fait attendre depuis longtemps. Parmi les observateurs inquiets, le rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à la santé a dénoncé la criminalisation du travail du sexe, qu’elle soit complète ou asymétrique, comme étant une violation du droit à la santé en raison de la création d’obstacles à l’accès des travailleuse(-eur)s du sexe à des services de santé.
Les gouvernements ont une obligation de faire preuve de diligence raisonnable à l’égard de la protection des droits humains des travailleuse(-eur)s du sexe, y compris leur droit à la santé et à la non-violence. Les lois et politiques doivent être fondées sur des données probantes et aborder les systèmes multidimensionnels d’oppression, qui se recoupent et qui affectent les expériences des travailleuse(-eur)s du sexe. Ceci nécessite avant tout que notre gouvernement prenne les mesures nécessaires pour décriminaliser le travail du sexe, au Canada.
En décembre 2013, une victoire était presque à portée de main. La Cour suprême du Canada a aboli à l’unanimité des lois néfastes qui faisaient obstacle à une protection efficace des travailleuse(-eur)s du sexe et de la communauté plus générale.
Le virage vers la décriminalisation était appuyé par des milliers de pages de preuves et des témoignages d’experts ainsi que des décennies de recherches et de rapports de commissions découlant de demandes gouvernementales, le tout doublé d’un militantisme sans relâche venant d’organismes communautaires et de la base.
L’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire Bedford a marqué un pas énorme vers la reconnaissance des droits des travailleuse(-eur)s du sexe, spécifiquement, et de leurs droits humains au Canada de façon plus générale. Depuis plus de 30 ans, les travailleuse(-eur)s du sexe demandent au Canada d’abroger les lois qui les ciblent ainsi que leurs clients et collègues, en signalant les méfaits qui découlent de la criminalisation d’éléments du travail du sexe ainsi que l’inutilité des lois criminelles en la matière pour ce qui consiste à les protéger contre la violence. Plusieurs vies ont été perdues, pendant que l’on attend ce progrès.
Presque immédiatement, le gouvernement Harper a signalé son intention de déposer de nouvelles lois. Un virage vers un discours fusionnant le travail du sexe et le trafic de personnes est bientôt entré en jeu et a introduit la perspective voulant que les travailleuse(-eur)s du sexe soient des victimes afin de poursuivre une attitude agressive pour réglementer le travail du sexe et ses intervenants. En décembre 2014, la Loi (projet de loi C-36) sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation a été adoptée.
Mais, tout comme les lois invalidées en 2013, ce nouveau régime de réglementation n’est pas conforme à la Charte canadienne des droits et libertés et ne respecte pas les exigences établies par la Cour suprême du Canada dans son arrêt Bedford.
Cette situation a été un revers grave pour les personnes affectées directement par la criminalisation du travail du sexe, dont certaines ont passé des décennies à lutter pour leurs droits, et se sont donc fait dire une fois de plus qu’elles n’avaient qu’à attendre. Des données probantes des sciences sociales, du Canada et de diverses régions du monde, indiquent clairement que la criminalisation de l’industrie du sexe – que ce soit les clients, les tierces parties ou les travailleuse(-eur)s du sexe – continue de repousser l’industrie du sexe dans l’ombre, de limiter l’accès des travailleuse(-eur)s du sexe à d’importants mécanismes de sécurité et d’avoir d’importantes et profondes conséquences néfastes pour la santé, la sécurité, l’égalité et les droits humains des travailleuse(-eur)s du sexe.
Le Parti libéral du Canada, alors qu’il était un parti de l’opposition, a clairement décrié la nouvelle loi. Il a adopté une position claire et a exprimé de sérieuses préoccupations à l’égard de la nouvelle loi et de son échec à protéger adéquatement la santé et la sécurité de personnes vulnérables, en particulier de femmes.
Au cours de la campagne électorale de 2015, la députée Hedy Fry, alors porte-parole des Libéraux en matière de santé, a dit à un forum multipartite sur l’égalité des femmes que son parti maintenait sa vive opposition au Projet de loi C-36 et planifiait d’abroger cette loi. Lorsque le Parti libéral a été porté au gouvernement de façon majoritaire, il s’est engagé à faire de réels changements et a présenté le nouveau premier ministre du Canada comme étant un féministe. Alors où sont les changements tant attendus?
Une fois élu, le gouvernement Trudeau a posé l’action sans précédent de publier toutes les lettres de mandat aux ministres. Ces documents ont offert un cadre pour les attentes concernant les choses à accomplir par les ministres, y compris des objectifs spécifiques de politiques et des défis à régler. La lettre de mandat à la nouvelle procureure générale du Canada et ministre de la Justice, l’honorable Jody Wilson-Raybould, ne comportait aucune mention du travail du sexe; aucun échéancier pour voir à la décriminalisation du travail du sexe n’était inclus.
Le gouvernement Trudeau s’est présenté comme un gouvernement qui promeut, respecte et défend les droits de la Charte; mais sa réponse aux droits de la Charte dans le cas des travailleuse(-eur)s du sexe est jusqu’ici désastreuse : après un an et demi, nous sommes toujours en attente.
La ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould devrait amorcer sans délai un processus pour la réforme du droit relatif au travail du sexe, culminant sur la décriminalisation de ce travail dans le cadre de la stratégie de réforme du droit criminel suivie par ce gouvernement. Le temps est venu. De fait, c’est le temps depuis très longtemps.