Il y a 35 ans aujourd’hui, l’avortement a été décriminalisé au Canada. Un an plus tôt, si l’on voulait avorter, on devait comparaître devant un comité de médecins généralement composé d’hommes qui décidait si l’avortement était « nécessaire ». À condition bien sûr d’avoir accès à un hôpital qui l’offrait, car des hôpitaux n’avaient pas de tel comité – ce qui équivalait à un refus de fournir des soins d’avortement. Si le comité considérait que votre histoire était suffisamment valable pour justifier un avortement (et beaucoup ne le faisaient pas), l’attente pouvait durer des semaines.
éditorial initialement publié en anglais dans Rabble par Frédérique Chabot et Jill Doctoroff*
Aujourd’hui, au Canada, les obstacles juridiques ont été abolis, mais l’accès demeure un privilège qui n’est pas donné à tout le monde. Une autre question se pose : pourrait-on voir se produire ici ce qui est arrivé aux États-Unis?
Réponse courte : non et oui. Mais l’enjeu est plus complexe.
Le Canada considère l’avortement comme un soin de santé. Nous n’avons pas de loi équivalente à celle des États-Unis, qui pourrait être abrogée (ce qui étoufferait carrément notre droit à cette intervention médicale essentielle et courante). Nous pouvons donc respirer.
Cela dit, nous ne devrions pas tenir pour acquis que la situation ne peut pas changer. Il y a cinq ans, il aurait été impensable que l’arrêt Roe v. Wade soit renversé. Nous devons rester vigilant×e×s car, d’une part, la situation des droits humains ne suit pas toujours une ligne droite. D’autre part, de la Russie aux États-Unis en passant par la Pologne et la Hongrie, la montée de l’autoritarisme menace les droits sexuels et génésiques.
Au-delà des lois qui protègent le droit à l’avortement, le vrai enjeu demeure, concrètement : puis-je y avoir accès si nécessaire?
Nos organismes gèrent les deux seuls programmes nationaux d’aide d’urgence pour les personnes confrontées à des obstacles à l’avortement au Canada. Vu ce travail de première ligne, nous sommes au fait des difficultés que rencontre une personne qui a besoin d’un avortement et qui doit parcourir des centaines de kilomètres jusqu’à une clinique ou un hôpital qui l’offre.
Des décennies d’expérience nous montrent que nous avons des progrès à célébrer – et c’est grâce au travail constant des personnes qui continuent la lutte pour le droit de choisir. L’introduction de la pilule abortive au Canada a permis d’augmenter le nombre de prestataires de soins d’avortement. Au Québec, par exemple, les médecins de famille, les infirmier×ère×s praticien×ne·s, et maintenant les sages-femmes, peuvent la fournir. Cela contribue à atténuer l’écart entre les services offerts en zone rurale et en zone urbaine. En 2021, le mot « avortement » figurait pour la première fois dans le document du budget fédéral : le gouvernement a créé le Fonds pour la santé sexuelle et reproductive de Santé Canada, le premier du genre, pour aider à réduire les disparités d’accès. Depuis cinq ans, nos conversations politiques ne se limitent plus à l’idée d’éviter de rouvrir le débat : on se demande plutôt comment rendre l’avortement plus accessible.
Ce qui persiste, c’est que tout le monde ne peut pas accéder de manière égale à l’avortement – et les personnes les plus affectées sont les plus vulnérables : les personnes confrontées à la violence d’un×e partenaire intime, les personnes en situation d’immigration précaire, les personnes de faible statut socio-économique et les personnes racisées.
Vous pouvez donc vous demander ce qu’on pourrait faire pour y remédier.
Au Canada, nous devons rester vigilant×e×s, combler les lacunes et répondre aux signaux d’alarme – l’avortement n’est toujours pas un élément de formation de base dans les facultés de médecine, alors qu’une personne sur trois qui peut être enceinte aura recours à l’avortement au cours de sa vie. En 2021, un quart de nos élu·e·s à la Chambre des communes a voté pour restreindre l’accès à l’avortement. L’an prochain, en 2024, si aucun engagement n’est pris pour rendre permanent le fonds de Santé Canada, il prendra fin et laissera des milliers de personnes au Canada sans le soutien dont elles ont besoin pour accéder à l’avortement, alors qu’elles le souhaitent et y ont droit.
En célébrant le 35e anniversaire d’un progrès marquant, gardons les yeux sur le but : les droits ne sont réels que si les gens peuvent vraiment les réaliser dans leur vie quotidienne. Les droits ne se défendent pas tout seuls, alors continuons à brûler des soutiens-gorge et à nous battre pour que l’avortement soit un droit, et non un privilège qui dépend de notre solde en banque ou de notre lieu de résidence.
*Frédérique Chabot est directrice de la promotion de la santé chez Action Canada pour la santé et les droits sexuels (l’équivalent canadien de Planned Parenthood). Jill Doctoroff est directrice générale de la Fédération nationale de l’avortement du Canada.